Les enfants se fient aux contes de fées plus qu'à tout discours rationnel car ils s'adressent à eux sous une forme qui leur est familière : la forme magique. Selon Piaget, l'enfant reste en grande partie animiste jusqu'à la puberté ; dans son monde à lui (et qu'il garde pour lui car il sait que les adultes voient les choses autrement) la frontière entre vivant et inanimé, hommes et animaux, imaginaire et réalité est encore floue ; à partir de ce monde-là, transporté hors du temps ("Il était une fois…") et de l'espace ("…dans un royaume aujourd'hui oublié…"), dans un univers décalé de sa réalité quotidienne, il est à même d'intégrer ce qui ne passerait pas par le canal de la raison.
La Bible, les Évangiles, le Coran, La Torah, L’Iliade, L’Enéide, La Chanson de Roland nous en racontent des histoires et ont contribué à façonner l’imaginaire des peuples. Nous sommes dans les domaines des religions et des mythologies.
Depuis les années 1990, aux Etats-Unis puis en Europe, l’art de raconter des histoires a été investi par les logiques de la communication et du capitalisme triomphant, sous l'appellation anodine de 'storytelling'. L’art de raconter des histoires est devenu une arme aux mains des 'gourous' du marketing, du management et de la communication politique, pour mieux formater les esprits des consommateurs et des citoyens. Derrière les campagnes publicitaires, mais aussi dans l'ombre des campagnes électorales victorieuses, de Bush à Sarkozy, se cachent les techniciens sophistiqués du storytelling management ou du digital storylelling. C'est cet incroyable mainmise sur l'imagination des humains que révèle Christian Salmon dans son livre, au terme d'une longue enquête consacrée aux applications toujours plus nombreuses du storytelling. Le marketing s'appuie plus sur l'histoire des marques que sur leur image ; les managers doivent raconter des histoires pour motiver les salariés, les militaires en Irak s'entraînent sur des jeux vidéos conçus à Hollywood et les spin doctors (conseillers en communication et marketing politique agissant pour le compte de personnalités politiques) construisent la politique comme un récit...
Le fait est que l'on nous raconte des histoires à longueur de journée : des histoires de moines et d’abbaye pour la bière Greenbergen ; l’histoire édifiante de Barack Obama, celle de Nicolas Sarkozy, celle de Ségolène, le complot palpitant des nations voyous pour produire des armes de destruction massive…
Nous aimons que l’on nous raconte des histoires. «Un récit, c’est la clé de tout», confirme M. Stanley Greenberg, spécialiste américain des sondages. Chez les adultes, "L'art de raconter des histoires" (storytelling) est-il devenu l’art de "formater les esprits" pour les aliéner ? Cela pourrait être certainement l’objet d’une fiction.
Dans une réalité qui copule avec la fiction, selon Christian Salmon, ancien Président de l’éphémère Parlement international des écrivains*,le Storytelling serait la nouvelle "arme de distraction massive" qui managerait le monde depuis les années 90. Le storyteller est le conteur mais aussi le menteur. Le storytelling signifie donc « l ‘art de conter, de raconter des histoires », donc de romancer un récit.
L’expression «avoir l’art de raconter des histoires » contient une connotation de manipulation mentale selon laquelle cet art est utilisé pour détourner de la réalité et fabriquer du réel. C’est la méthode marketing qui consiste à influencer le consommateur, et celle des gouvernants pour influencer l'électeur.
« On a beaucoup dit que la machine excluait les rêves, ce que chaque expérience contredit, affirmait André Malraux (et reprend Christian Salmon dans un article publié dans le Monde le 7 mai 2008). Car la civilisation des machines est aussi celle des machines de rêves, et jamais l'homme ne fut à ce point assiégé par ses songes, admirables ou défigurés. » C'était le 13 février 1968 lors de l'inauguration de la Maison de la culture de Grenoble. Vision prémonitoire qui anticipait ce que le futurologue danois Rolf Jensen a appelé « the Dream Society », la société du rêve, dans laquelle « le travail, et non plus seulement la consommation, sera dirigé par des histoires et des émotions
La réflexion de Christian Salmon porte sur la mutation de la propagande (publicitaire, politique, etc.). Cette dernière consisterait, de plus en plus selon l'auteur, à standardiser les réactions des «consommateurs », rendant floue la limite entre le réel et la fiction, entre le vrai et le faux. Les cyniques ont découvert l’aubaine. Et si on racontait des histoires et des blagues de manière industrielle en se déclarant le maître de la réalité ? Karl Rove, le gourou de Bush Jr, a trouvé le nom de cette stratégie : la stratégie Schéhérazade. Fabriquons la réalité avec nos histoires. Tant pis pour les crédules qui vivent dans ce qu’ils croient leur réalité, nous leur raconterons et imposerons les nôtres : «Nous sommes un empire, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité», disait un conseiller de Bush.
Et si l’incrédulité devenait une arme contre les storytellers ? A la stratégie de Shéhérazade, on oppose celle de Saint Thomas. Les politiques, depuis les années 90, ont compris l’intérêt du Storytelling dans la communication capitaliste et politique avec l’explosion de l’Internet et plus généralement des nouvelles techniques de communication. Christian Salmon constate que «les marques s’attribuent les pouvoirs qu’avant on cherchait dans la drogue et dans les mythes ». Ce n’est plus le rapport au monde qu’il faut changer mais la perception du monde. On est passé de la marque au logo, du mot à l’image, et on revient à la narrativité en passant du logo aux «stories ». L’acte de consommation devient, par la communication, un acte de communion planétaire. Bien sûr cela a changé radicalement les méthodes de marketing.
Le récit est le meilleur vecteur du sens. Le sens y est incarné par des personnages, il se révèle dans l'irruption des situations, il devient manifeste au travers des conclusions que l'on en tire . Le récit, le conte, l'art de créer et de dire des histoires, est le chemin le plus court et le moyen le plus percutant pour créer du sens et le transmettre à un public.
Voilà ce qu’on pouvait lire sur le site de conseil i-KM : « L'art ancien des conteurs devient une ressource pour le management, et s'adapte aux pratiques de l’entreprise Steve Denning de la World Bank et Dave Snowden de l’Institute for Knowledge Management IBM, ont fait connaître à un large public cette méthode du "storytelling", qui touche à des enjeux importants de l’entreprise.
Cette approche est reconnue comme un puissant moyen d’évaluation des valeurs courantes de la culture d’une organisation, et comme un levier efficace pour la faire évoluer. En fait, la conduite d’importants changements, la fusion de sociétés, l’identification et la constitution de communautés d’intérêt et de pratiques, la communication interculturelle dans des organisations globales... sont des circonstances dans lesquelles pratiquer le storytelling est particulièrement intéressant. Il vise à une évolution rapide des idées ou des représentations mentales et donne de nouveaux repères partagés, facilite la communication, permet une mobilisation large là où l’on pensait trouver surtout des blocages.
La clé, c'est le langage ! Et les histoires constituent un fantastique vecteur de création et diffusion du sens, de compréhension spontanée et d'approche de ce qui est complexe. »
Ce n’est pas le consumérisme qui nous intéresse dans nos propos du jour mais le choix du storytelling comme méthode de marketing politique. Les histoires ne produisent pas de l’explication, mais de la familiarité et de la connivence. Nous sommes, écrit Salmon, passé dans une civilisation "d’injonction au récit". A partir de ce constat, Christian Salmon interpelle la fiction romanesque et cinématographique dont les auteurs, selon lui, avaient compris ce qui se tramait avant que les chercheurs n'aient pu le formuler. Notre émotion est atteinte dans son intimité et utilisée par le marketing et le politique. Elle est plus sollicitée que par les auteurs de fiction.
Après une intrusion de la fiction dans le réel, on fait appel à la fiction pour prévenir le réel. Le Pentagone fait appel à Hollywood ! Pour exemple, après les attentats du 11 septembre, les hauts responsables américains réunissent quelques réalisateurs et scénaristes pour imaginer des scénarii d’attaques terroristes afin de penser les parades.
Ce n’est pas le monde qui change ? … Selon Evan Cornog, professeur de journalisme à l’université Columbia, « la clé du leadership américain est, dans une grande mesure, le storytelling ». « La politique, théorise Clinton, doit d’abord viser à donner aux gens la possibilité d’améliorer leur histoire. » Les gourous de la communication moderne se sont mis à ne plus jurer que par l’art de raconter des histoires. La bonne histoire (« good story ») est conviée pour remobiliser l’employé, ou susciter un regain d’engagement du consommateur. C’est le cœur de la théorie managériale du « storytelling ».
L’idée de Christian Salmon est d’avoir rapproché ces techniques de celles mises en œuvre dans le monde politique. Quelques jours avant l’élection présidentielle de 2004 aux Etats-Unis, un conseiller de G.W. Bush prend à parti un journaliste en lui reprochant d’appartenir à la reality-based community, à la communauté de ceux qui croient à la réalité. C’était un peu comme le traiter de ringard, car le monde, il en était sûr, ne marchait plus ainsi. Il s’agit de convertir chacun de nous en spectateurs naïfs car nous sommes plus avides de fiction que de réalité. Salmon précise que le monde de demain sera le résultat d'une lutte entre les narrations imposées et les contre-narrations libératrices. Il explique aussi que les artistes sont prévenus, et ont déjà commencer à lutter.
Et les journalistes ? « Si vous lisez une lettre et que vous découvrez que l’auteur a « pioché» le matin, vous penserez peut-être qu’il a travaillé dans son jardin. Si vous savez que cet auteur est Flaubert, vous commencerez à douter du sens de « pioché ». Si vous êtes familier de Flaubert, vous saurez exactement ce qu’il entend par « pioché ». Je ne dis pas qu’il faut que tous les journalistes deviennent des auteurs mais je crois que nous ne devons pas perdre l’habitude de lire les auteurs. Je n’ai jamais rien appris d’important en lisant les journalistes mais des auteurs ont changé ma vie. On ne change pas la vie de quelqu’un avec du digeste, du parfaitement défini, de l’objectivité, du sans ambiguïté. » C’est Thierry Crouzet, journaliste qui l’a écrit sur son site Internet.
Ne plus subir la réalité mais la créer ! Les gouvernants sont aujourd’hui capables de vendre leur réalité comme une marque. L’art de gouverner se confond avec celui de raconter des histoires. Le discours officiel s’adresse au cœur plus qu’à la raison, à l’émotion plus qu’à l’opinion. Le pouvoir exécutif devient un pouvoir d’exécution du scénario présidentiel.
Evidemment, tout cela n’arrive pas qu’aux autres. Salmon conclut le livre en traitant du nouvel ordre narratif en France où, comme ailleurs, nous aimons que l’on nous raconte des histoires.
«Il me faut pour tenir le coup des histoires à dormir debout. » chantait Guy Béart…
Pendant que des politiques en charge de la réalité complotent leur fiction, des auteurs en charge de la fiction se disent « arpenteurs du réel ». Comment déceler la part de fiction dans la réalité et la part de réalité dans la fiction ?
Dans un autre ouvrage intitulé « Le tombeau de la fiction », Christian Salmon met en évidence ce qui caractérise le roman : son jeu perpétuel avec la frontière entre réalité et fiction. Il fait remarquer que les grands héros de romans, Don Quichotte, madame Bovary, sont souvent eux-mêmes, fondamentalement, des êtres qui ont du mal à faire la part entre les deux. « Toute l’histoire du roman n’est qu’une longue réflexion sur les limites de l’illusion romanesque et, ce faisant, sur la frontière mouvante qui sépare le réel et la fiction. Le roman s’enchante des multiples passages de l’un à l’autre, des courts-circuits incessants entre la vie et le rêve. Loin d’effacer la frontière qui les sépare, l’art du roman consiste au contraire à souligner cette différence, à la rendre perceptible, presque palpable parfois, comme chez Kafka. L’illusion romanesque n’est rien d’autre que l’illusion donnée par le roman d’une communication constante, intime, immédiate entre le réel et le fictif, entre le rêve et la vie. »
L’illusion donnée par le Storystelling est la même… Oui, mais, comment faire pour retrouver la réalité ? Peut-être en commençant par juxtaposer toutes ces histoires à dormir debout. Ensuite en entrant dans les détails, où se cache toujours le diable, lui bien réel. Car les histoires ne marchent qu’en gros. Dans le détail, elles ne marchent pas du tout ou apparaissent pour ce qu’elles sont : de la fiction qu’on a plaisir à temporairement faire semblant de croire (techniquement, les philosophes appellent cela «la suspension temporaire de l’incrédulité») commente Yves Michaud dans un article sur l’ouvrage « Storytelling » de Christian Salmon.
La suspension temporaire de l’incrédulité ! Pierre Bayard, écrivain et universitaire, s’y oppose même lorsqu’il s’agit de fiction. On pourrait aussi revenir sur les fictions et s’amuser à démontrer, comme l’a fait Pierre Bayard, qu'Œdipe n’a pas tué son père ou que l’affaire du chien des Baskerville n’a pas été élucidée par Sherlock Holmes.
Et si Sherlock Holmes s’était trompé ? C’est ce doute effronté que se permet Pierre Bayard après la relecture d’une des plus célèbres aventures du plus célèbre des détectives. ( C’est Pierre Bayard qui a voulu démontrer que l’on pouvait parler d’un livre sans l’avoir lu. Il est aussi responsable de la contre-enquête sur le meurtre de Roger Ackroyd écrit par Agatha Christie).
Pierre Bayard fait une relecture qui s’appuie sur la critique policière, partant du postulat que des meurtres racontés par la littérature n’ont pas été commis par ceux que l’on a accusés. "En littérature comme dans la vie, dit-il, les véritables criminels échapperaient souvent aux enquêteurs en laissant accuser et condamner des personnages de second ordre." Sans tomber dans une théorie de la conspiration planétaire, si j’ai un conseil à transmettre aujourd’hui, c’est le même que Pierre Bayard : «être toujours libre de réinventer un roman à son goût, de s’y investir sans crainte, d’en quereller le sens, et de batailler avec l’auteur, ligne à ligne »
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