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La violence, le polar et le moraliste

La violence fait partie intégrante du polar et du roman noir. Pourtant, lorsque l’on pousse la réflexion sur la violence d’un point de vue moral, les approches des auteurs sont le plus souvent absentes. En ces temps de paranoïa collective, de conflits et de terrorisme international où, dans nos sociétés dites civilisées, des politiques exploitent le sentiment d’insécurité pour justifier des lois plus répressives et des guerres , peut-on s’autoriser toutes les violences au nom de la morale ? Avec la violence, se pose la question de la morale , c’est-à-dire de son pouvoir par rapport à la réalité et à la condition humaine. Quelle est la place de la morale dans le polar ?  Les auteurs de polar prennent-ils leur distance avec les préceptes normatifs d’une morale érigée en dogme ?

La violence désigne un certain état des relations humaines, tel que la morale ne voudrait pas qu’il soit. Sous ses diverses formes, dans ses manifestations individuelles et dans ses manifestations collectives, la violence semble la réalité de la condition humaine et des rapports humains ; elle est dans l’oppression, la méchanceté, la brutalité, l’agression ; elle existe dans les rivalités, les oppositions dont la guerre, sous ses diverses formes, est l’exemple le plus frappant. En opposition à ce monde réel ( mis en fiction par le roman noir), il y a le monde moral défini par le respect mutuel des individus, le respect de la dignité humaine, la coopération, le travail collectif, la promotion vers une humanité meilleure. Peut-on faire de la littérature noire avec de bons sentiments ? Le moraliste est par définition partisan de la réalisation de ce monde moral qu’il voudrait substituer au monde réel de la violence. A partir de cette opposition, quelle doit être son attitude. Doit-il condamner la violence en plaidant pour le monde moral ? Doit-il désespérer de supprimer la violence ? Ne doit-il plus rechercher au niveau de l’idéal mais plutôt descendre dans le réel pour supprimer les conditions qui font que les rapports entre les hommes passent par la violence ?

 

Les morales antiques sont des morales individuelles dans lesquelles le sage exclut la violence de son salut personnel, en se proposant la tranquillité, la " vie cachée ". Le sceptique refuse de s’engager, prêche la tolérance, réprouve la violence sans vraiment se préoccuper de la supprimer. Cette position fait de la morale un système de valeurs inapplicables. Elle construit des idéaux, produits d’une réflexion de qualité inspirée par un " sens élevé de la dignité de la personne humaine " et aspire à une humanité idéale mais coupée des passions, des intérêts qui sont des facteurs de la violence. Peguy disait des moralistes idéalistes: " Les Kantiens ont les mains propres mais ils n’ont pas de main ". Donc, le danger qui guette toute théorie morale consiste justement à développer une théorie pure de la conduite humaine sans considération de la réalité, sans poser le problème de l’existence du " mal " dans les rapports entre les hommes. Dans ces conditions , la morale apparaît inefficace, un peu comme un certain pacifisme qui n’a aucune chance de faire cesser les guerres.

 

Alors, peut-on intégrer la violence dans un système moral, du moment qu’une morale séparée de la violence apparaît insuffisante ? A l’intérieur d’un groupe social, considéré comme un système fermé sur lui-même ( Morale close de Bergson ), le moraliste dans la personne du Juge répond aux crimes et aux violences par des sanctions qui peuvent être elles-mêmes violentes. C’est ce que l’on peut appeler " l’institutionnalisation " d’une lutte violente contre la violence ; ici, la violence est un mal dont la société doit se débarrasser même si elle est obligée de se servir de moyens violents pour y arriver. Il y a donc une attitude morale et légale qui ne s’interdit pas la violence, dès que l’ordre public et l’harmonie de la cité sont troublés par des forfaits criminels violents.

 

Mais si l’on passe de l’acte criminel individuel d’une rébellion violente contre l’ordre légal à la violence insurrectionnelle d’une partie de la société contre la moralité des hommes " constitués en dignité et en puissance ", on aboutit à une autre forme de morale dans laquelle la « terreur " est le commencement nécessaire vers la promotion d’un nouvel ordre des choses, vers une nouvelle organisation de la société où l’égalitarisme remplacera les " abus de l’Ancien régime ". Ici c’est la violence et son organisation méthodique qui deviennent le commencement de la morale : on vise, après la terreur, un " nouvel ordre des choses ", où les maux et les violences anciennes seront supprimés. C’est la morale qui prend sa forme la plus nette avec la Révolution française et qui devait devenir le modèle de toutes les morales révolutionnaires à venir.

 

Certains théoriciens, et en particulier Clausewitz, disent que la guerre, malgré son caractère de violence est la " continuation de la politique par d’autres moyens ". La violence, même dans ses formes les plus extrêmes (comme la guerre et l’usage de la torture), devient le moyen d’application d’une politique, c’est-à-dire d’une morale. Si on entend par morale, préservation des intérêts d’un pays et aussi réactions aux violences de l’adversaire ( casus belli), on peut parler de justification de la violence. En effet, si les intérêts d’un pays engendrent des droits et des devoirs qui font apparaître ce qu’on appelle une idéologie dans le langage moderne et si cette idéologie doit être appliquée et réalisée, il est évident que le recours à la violence se trouve être , dans ce cas, un moyen cruel mais nécessaire. Il y a l’application d’une idéologie par la diplomatie ou par la propagande, et il y a l’application d’une idéologie par la violence. On va mettre au point une réglementation internationale de la Guerre. Cela confirme que la violence guerrière , à l’intérieur des lois de la guerre, est justifiée par la morale, par l’idéologie, par l’existence de valeurs nationales qu’il est nécessaire de sauvegarder ; ici, le " moraliste " , qui s’élevait contre l’emploi de la violence au nom d’une idéologie pacifiste internationaliste ou humaniste, n’a aucune chance d’être entendu et risque même d’être accusé et réprouvé au nom des idéologies patriotiques nationales.

 

On voit donc qu’il y a, pour le moraliste, deux tentations ; la première est la construction de la norme sans communication avec la réalité ; la seconde est de pénétrer dans la réalité et dans la politique en approuvant la violence comme un mal nécessaire pour la réalisation d’un bien ou comme la seule arme efficace pour rétablir l’équilibre détruit par le mal et par la violence ; cette seconde tentation est aussi dangereuse que la première, car elle risque de mener rapidement à une apologie de la violence. Cette apologie apparaît morale au niveau de la politique et d’une légalité étatique, puisque, dans un monde où règne la violence, se couper d’elle, c’est l’accroître tandis qu’essayer de la légaliser pourrait éventuellement mener à la promotion de la paix, s’il n’est pas utopique de dire que l’on fait la guerre pour faire la paix . La violence légalisée n’a généralement pas pour effet une diminution mais plutôt une augmentation de la violence et un accroissement des rivalités et des tensions. Le moraliste qui s’efforce de justifier la violence est bien un réaliste mais ce réalisme est sur la pente de l’immoralité. Même dans la réglementation de la violence, il y a une tentation d’accroissement de la violence. Selon la formule de Pascal : " Ne pouvant fortifier la justice, on justifie la force " ( Les Pensées) et Corneille ajoute : " A force d’être juste, on est souvent coupable " ( Pompée ).

 

On est donc amené à constater la dualité de la morale et la difficulté ( l’aporie) sur laquelle cette dualité débouche : ou bien une morale de promotion individuelle vers un idéal, une sagesse " au-dessus de la mêlée " ; ou bien une morale qui se veut réaliste, qui l’est mais qui se perd rapidement en tant que morale. Comment résoudre cette difficulté?

 

Au niveau politique, la tâche du moraliste ne doit donc être ni de formuler un bien sans s’interroger sur les conditions de réalisation générale, ni de rester réaliste si cela veut dire considérer la violence comme une donnée inévitable. Sa démarche devrait être de se préoccuper d’abord du mal et de la violence, de se demander comment et pourquoi ils apparaissent et sont l’un des traits essentiels de la réalité humaine. Au lieu de faire une théorie de la vertu, le moraliste doit commencer par faire une explication du vice, arriver en quelque sorte à une science du mal. Cette science est possible, elle va se subdiviser en science de la violence individuelle ( criminologie) , en science de la violence sociale ( prise de conscience des conflits d’intérêts dans la société), et enfin en science de la violence internationale (explication économique des conflits d’intérêts provoquant l’affrontement des belligérants). Il devrait en ressortir que la violence n’est peut-être pas une donnée essentielle de la condition humaine, donc immuable, mais la suite et la conséquence de données essentielles qu’on pourra par conséquent essayer de limiter et, dans la mesure du possible, éviter.

 

La violence n’est donc pas le domaine d’où la morale doit s’écarter mais celui où elle doit pénétrer ; si elle le fait, elle peut s’apercevoir que la violence a des causes, ce qui veut dire qu’elle n’est pas forcément une donnée essentielle, première, de la condition humaine. Contrairement à la violence dans le monde animal (La violence y fait partie du jeu biologique des rapports entre les espèces ), quand le problème est chez l’homme, au moins le moraliste peut montrer que la violence est insensée, peut désigner les causes qui sont à l’origine de son apparition et peut donc la supprimer. L’instinct de violence lié à une agressivité hormonale n’est pas le plus important, car la violence la plus significative , c’est la violence historique où les Hommes deviennent victimes d’une non - maîtrise des conditions de leur existence. Or comme l’histoire montre que l’homme peut acquérir cette maîtrise, il n’est pas totalement utopique d’affirmer qu’il pourrait arriver, par la connaissance des causes, à une suppression relative de la violence…. Qu’en pensez-vous ?

 

Notre propos n’est pas de vous donner un plan de dissertation philosophique sur la violence et de nous poser en donneur de leçon, mais, simplement et modestement, de susciter votre propre réflexion en vous donnant l’occasion de repenser un sujet malheureusement toujours et plus que jamais d’actualité. Le Victor Hugo des Misérables écrivait : « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. " Est-ce que nous n’avons que le choix du noir ? C’est le choix des auteurs de littérature noire.  En fait, l’auteur de polar n’en a rien à foutre de ces moralistes qui justifient la violence. Il n’en a rien à foutre de leur morale. Il retient que la violence la plus significative reste celle historique quand les hommes deviennent victimes d’une non-maîtrise des conditions de leur existence. Voilà la seule justification que, face à lui-même, il peut apporter à sa propension écrire de la littérature noire.

 

Après la deuxième guerre mondiale, la France va connaître un engouement pour le roman noir américain, le roman hard-boiled (dur-à-cuire)  et ses auteurs les plus connus, Dashiell Hammett et Raymond Chandler. Les auteurs français s’inspirent de cette nouvelle littérature américaine en produisant des romans aussi violents, voire plus violents. Ces textes s’affranchissent des codes et brisent des tabous. Le polar accompagne les mutations de la société. Sa modernité rencontre d’abord une opposition d’ordre éthique. Il est qualité de mauvais genre. Il soulève la question récurrente : « Jusqu’où peut-on aller en littérature ? ». Les romanciers du genre noir ont bravé la morale, refusant tout manichéisme.  Comment susciter une réflexion sur le mal, sans morale ? Est-ce que les romans noirs sont susceptibles d’avoir une mauvaise influence sur le lecteur ? Peut-on tout de même trouver une forme de morale dans des romans privilégiant nettement l’ambiguïté éthique et refusant le manichéisme ? Le roman noir est-il l’enfant terrible de la littérature ?

Point de vue d’Anne Cadin dans la revue « Chameaux » de l’université de Laval :



 


" Le roman noir, c’est le roman de la vigilance ! De la résistance ! De la transgression ! " Ses auteurs sont les témoins du chaos et de cette réalité : la violence. Ils la montrent sous ses formes les plus insidieuses, les plus perverses, les plus cyniques… Ils peignent les mœurs, c’est-à-dire les caractères, les passions, l’homme, les coutumes, les usages d’un groupe… Ils ne vous proposent aucune morale théorique. Comme André Gide, ils pensent que , avec de bons sentiments, on fait de la mauvaise littérature. Dans le Noir, à chacun de trouver des raisons d’espérer ou de désespérer.

 

Les auteurs de polars ne cachent pas leur mépris pour les « moralisateurs » qui parlent à l’impératif, en assénant leurs leçons de morale. Ils s’efforcent de comprendre les faiblesses de la condition humain dont ils ne s’exemptent pas. Ils mettent en scène des femmes et des hommes avec leurs contradictions, leurs comportements, leurs mœurs. Le bien et le mal sont alors des pôles mouvants parmi d’autres pôles. Pour reprendre les pensées de Pascal, l’âme humaine n’oscille pas qu’entre le bien et le mal, mais aussi entre l’ange et la bête, la grandeur et la misère, l’infini et le néant, la présence et l’absence de Dieu. Le moraliste Pascal n’est pas moralisateur. Il décrit et il n’édicte pas des lois morales. Le vrai moraliste sait que toute posture est en elle-même une imposture morale : la posture est une position affectée de pose, de théâtralité, d’insincérité, d’immobilité, toutes choses que la morale réprouve.

L’auteur de polar ne s’exclut pas de la morale comme le faisait La Rochefoucauld en disant « Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés » au lieu de prescrire « Fuyez les vices et soyez vertueux ! »… « Si nous n’avions point d’orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres » n’est pas  « Combattez l’orgueil par la modestie. » Car il y a la poutre dans l’œil de celui qui se plaint de la paille qu’il voit dans l’œil de l’autre. Toutefois, l’auteur de polar revendique son entière liberté d’expression et ne se laisse pas enfermer dans des devoirs prescrits par les moralisateurs.  

 

Construire un polar sur le meurtre de victimes parfois relatives et de coupables parfois excusables est un exercice de style difficile. Réflexif autant qu’haletant, l’ouvrage doit d’abord captiver le lecteur. Subtil dans son humanisme, il ne nous dit pas que le mal n’est rien, mais dresse parfois des illusions séduisantes, dont celle, paradoxale, mais délicieuse, de lire avec bonheur des histoires de meurtres bien ficelées.

 

En 2013, dans le club Médiapart, un article de Philippe Corcuff[1] ( Polars, philosophie et critique sociale, le dernier titre de la collection « Petite Encyclopédie Critique » des éditions Textuel) débute ainsi : « Notre vie a-t-elle un sens dans le chaos du monde moderne ? Le polar - et en particulier le roman noir de tradition américaine - peut nous aider à explorer cette question, via les fils noirs et gris dont sont tissées les existences contemporaines. Il le fait avec le scalpel de la critique sociale face aux dérèglements et aux fragilités générés par nos sociétés inégalitaires et inhumanisantes. C’est ce que met en évidence le dialogue, proposé dans Polars, philosophie et critique sociale, entre nos romans policiers préférés et des éclairages philosophiques et sociologiques. Une éthique du maintien de son intégrité personnelle et une sagesse teintée de pessimisme s’en dégagent. Mais se dessinent aussi des trouées utopiques. On croise sur ces chemins inquiétants des auteurs classiques (David Goodis, Howard Fast, Dashiell Hammett, Ross Macdonald, Jim Thompson…) et contemporains (James Lee Burke, James Crumley, James Ellroy, Dennis Lehane, Jean-Patrick Manchette, George Pelecanos, James Sallis, Craig Johnson…). Cette entame clôt notre propos.





Du polar émergent la fragilité de l’existence humaine et ce qu’elle recèle d’inhumain comme un leitmotiv dérangeant. Le lecteur parcoure ses peurs et ses angoisses dans une plongée immersive au cœur d’une énigme où se mêlent des moments fugaces de la vie révélant la vulnérabilité humaine.


Dans le film « L’enquête corse », des activistes guignolesques évoquent la violence des attentats et envisagent, dans un communiqué, de condamner la violence mais pas les auteurs. Nous ajoutons : « surtout pas les auteurs de polars ! » Ils sont ancrés dans leur temps et donc enracinés dans la société contemporaine. La violence est un état des relations humaines qui ne peut être enfermé dans une morale normative pour être saisi dans toute sa complexité qui évolue avec le temps.  C’est la description de sa complexité qui doit conduire à une réflexion sur les notions de bien et de mal. C’est peut-être cette réflexion qui conduira le lecteur à une forme de moralisme, sans se comporter en moralisateur. C’est sans doute ce que l’auteur attend de ses lecteurs. Bien sûr, cela se discute ! Votre avis nous intéresse.  

 


[1] Philippe Corcuff est maître de conférences en science politique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon. Co-fondateur de l’Université Populaire de Lyon et de l’Université Critique et Citoyenne de Nîmes, il est aussi membre du conseil scientifique de l’association altermondialiste ATTAC et de la Fédération Anarchiste.

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